Un membre de l’équipage tire sur une aile du vieux Cara Cara Penyelamalan NC 212 avant le décollage. Nous croisons un chien mal soigné qui passe à l’amble sur le tarmac et nous montons à bord de l’avion.
Les gazouillements qui pouvaient évoquer un problème de combustion étaient en fait le piaillement de centaine de poussins enfermés dans les caisses empilées derrière un rideau. J’installe mon carton à papier sur le tas de bagages au milieu de la carlingue et choisis entre les 21 sièges celui qui a conservé le plus d’étoffe ! Le moteur tousse et l’hélice commence ses rotations. Cara Cara grimpe par étapes, secoué par les trous d’air chaud. A travers le manteau de nuages on aperçoit un tapis de verdure, des kilomètres verdoyants illimités. Les trainées de fumée s’entremêlent avec les nuages. On discerne l’aéroport de Pankalan Bun, Sud Kalimantan, qui sort des brumes. Gardé par ses deux statues de guerriers Dayak, vêtus de pagne et brandissant leur lances, le bâtiment fut l’antichambre de la jungle.
On respirait avec difficulté l’air épaissi par la fumée. « Depuis plusieurs semaines ils brulent… ». Un taxi, à l’armature relâchée, emprunte une route sommaire vers le centre poussiéreux de Pankalan Bun, mélange de commerces chinois et grandioses villas d’exploitants d’arbres de la forêt. C’est ici qu’on entend la réaction aux événements récents. De nombreux ministères d’affaires étrangères découragent leurs nationaux de se rendre en Asie et les compagnies d’assurances n’assurent plus les voyageurs. Le groupe de scientifiques que nous allions rejoindre a annulé son voyage.
Le sifflement et le chuintement de la jungle pénètrent cet amalgame de petite ville grouillante. On nous emmène chercher nos permis de séjour. Un garde souriant vise nos passeports, en arrière plan la police anti-émeute s’entraîne à charger à la matraque avec bouclier. A l’extérieur notre véhicule est vide, le chauffeur nous a abandonné, un coup sec de klaxon le ramène, sur une mobylette tenant à chaque main un bidon d’essence pour ravitailler sa voiture. Contournant la section de policiers au garde à vous qui reçoit les ordres du commandant, nous partons vers Kumai. Brusquement, la voiture s’arrête… « Vous descendez ici ! ».
Une longue route composée d’ateliers et d’échoppes où tout le monde marche pieds nus. Un homme affable, visage rond, indique avec ses doigts que son fils nous amène dans 15 minutes…en bateau : le temps de chercher leur nourriture et leurs vêtements. «… Si vous n’avez pas d’argent vous pouvez coucher sur le bateau ».
La route longe le quai de Kumai, un entrelas de cabanes. Le bateau, turquoise, bleu et blanc, « Epéridi » parqué sur la boue et les ordures : les rives de l’estuaire. Le moteur tourne, kélo…kélot…Kélotok, le nom qu’ils donnent à ses bateaux de pêche. Entre fumée et brume nous traversons l’estuaire. D’autres Kélotoks et galions de bois chargés de troncs d’arbres disparaissait de la vue…et notre lien avec l’extérieur.
Subitement le bateau tourne vers le mur de verdure. Les palmiers de quatre mètres de haut s’ouvrent devant nous et nous aspirent vers l’intérieur. L’eau du fleuve brun crémeux : des pirogues amarrées aux ouvertures intimes des bords, couloirs verts qui serpentent hors de vue.
D’un virage, une barque se précipite, les cinq hommes à bord, leurs visages drapés de tissus. Ils ne détournent pas le regard. Les vagues nous ballottent. La nuit tombe, les silhouettes des arbres de la forêt primaire remplacent les palmiers des marécages. La faible lueur du phare fait jaillir les troncs d’arbres abattus qui flottent sur le fleuve. Six heures, prenant virage après virage pour arriver à l’embranchement de la Sekonya et atteindre Camp Leakey, Tangang Puting.
Cette rivière a la couleur de thé fort, dans ses ombres on voit des crocodiles. Les tortueuses racines de ces vastes arbres aux troncs en forme de contrefort s’y étalent. Leurs cimes se plient sous les bandes de singes Proboscis qui se font entendre d’un rire saccadé. Et ce sifflement perçant, ce chant permanent de la jungle. L’opulence de ses arbres de soixante mètres de haut. L’air est tellement humide que les sons portent loin à travers la végétation.
Chaleur maximale quand on débarque sur le pont en planches pour accéder à Camp Leakey. Portant le matériel de travail et le papier, l’humidité à 100%, j’ai l’idée que, pour nous : constitués à plus de 80% d’eau, il suffit d’ouvrir nos pores pour être à l’aise. Comme dit Biruté Galdikas de ce climat « Il me semble être emmitouflée d’une couverture humide invisible ». A la suite d’une rencontre avec le paléontologue Louis Leakey, en 1971 elle décide de venir vivre dans cette forêt et la sauver pour les Orang-outan. Louis Leakey croyait que les femmes incitaient moins les tendances agressives des primates. Il avait déjà assisté Diane Fossey et Jane Goodall dans leurs recherches.
J’avais passé la matinée à « fixer » mes premiers dessins ce qui retarda le départ de notre marche de plusieurs kilomètres dans la forêt. Pak Ari, notre batelier, nous précédait avec les « rangers » partant à grands pas. Ils poussaient des cris d’appel qui rebondissaient sur les arbres… « i…i…yahaou ! » Nous allions à la découverte des « hommes de la forêt » !
Soudain, de lointains craquements de branches marquent l’arrivée du premier Orang-outan. Roux… avec l’éclairage qui s’infiltre d’en haut…le regard inquisiteur mais qui ne se fait jamais prendre. Il saisit l’arbre qu’il laisse basculer sous son poids…tend la main vers l’arbre suivant. Un mouvement qui rappelle celui de l’échassier.
Les fruits attirent la population réhabilitée et sauvage, une cinquantaine d’animaux qui surveillent les Rangers. Solitaire dans leur état sauvage un animal en forêt de plaine occupe environ un km2, et en forêt de montagne souvent presque trois km2. Deux minutes après sa naissance l’Orang-outan à déjà une bonne poigne. Il reste avec sa mère jusqu’à l’âge de huit ans. Pendant « l’adolescence » il sera grégaire mais toujours prêt à partir avec au moins trois fruits dans la bouche, deux autres tenus à chaque main et si possible aux pieds !
Mais ces inhabituels convives se dispersent vite dès que le mâle dominant arrive. J’ai vu une femelle rester et présenter son bébé au mâle, comme pour lui rappeler de ses responsabilités ! Il a grogné et elle a préféré ne pas tenter sa chance, mais visiblement, elle n’avait pas peur.
Le mâle se déplace d’arbre en arbre avec dextérité, plus à l’aise que par terre où il passe entre liane et racine, mais son énorme présence à quelques mètres n’est pas rassurante ! Biruté Galdikas croit que si on recule devant ses confrontations on ne tient pas sa place dans la jungle. J’admets qu’il m’a impressionné par sa masse, mais être si proche pour dessiner est trop excitant pour que la peur domine.
La femelle « Princesse » est devenue célèbre. Ses talents, sa pratique du langage des signes (les primates manquent apparemment d’appareil vocal) ont été souvent filmé. Elle avait l’habitude des séances photographiques. Elle m’observait, peut être captivée par le dessin. Concentrée, je ne vois pas son œil se poser sur un pastel vermillon. Vive comme l’éclair le pastel rouge était entre ses doigts. Bêtement j’ai réagi pour le reprendre, sans succès ! Un Ranger se jette sur elle, espérant récupérer au moins la moitié ! Elle se venge en mordant sa chaussure – une lutte alimentaire !
Avec sa moitié de pastel, elle applique sensuellement le rouge aux lèvres. Puis elle prend ma canne et trace langoureusement un trait de bas en haut. Elle regarde les résultats brièvement et gobe le pastel. Un excellent imitateur l’Orang-outan comprend vite comment se servir des outils mais il s’en désintéresse dès que les circonstances changent.
Biruté Galdikas m’a parlé d’un bébé Orang-outan confié à son centre de réhabilitation par un group de prostituées qui l’avait entouré d’affection. Il avait hérité leurs gestes de se lisser les cheveux pour les mettre en valeur. Le centre est inondé de jeunes Orang-outan, souvent apportés par les individus qui demandent de l’argent. Le professeur ne veut pas céder à ce marché. Malheureusement lorsqu’ elle parcourt la forêt, elle trouve des bébés abandonnées à leur sort, leurs mères ayant été tuées.
Nous quittons Camp Leakey avec les dernières lueurs du soir. Une demi-heure plus tard tout s’assombrit, le bateau s’arrête. A première vue une rupture de gouvernail, le bateau est immobilisé. Ces jours passés dans la jungle m’avaient donné une fausse sensation de sécurité. La nuit, la jungle s’impose. Furieuse de mon dilettantisme, je m’imagine nager vers le bord avec mon carton à dessins sur la tête ! Quel bêtise d’être si mal préparée ! Mais Pak Ari plonge dans le fleuve, maintenant noir d’encre, pour bricoler une solution. D’un seul bond à bord, avec un petit rire, il redémarre le moteur. Kélo…Kélot…Kélotok ! L’esprit calmé, la nuit velours noir, on repart faire deux heures de bateau jusqu’au débarcadère. Mais nous remarquons que le bateau prend l’eau et il faut pomper fortement pour éviter de couler. Plus tard je rappelle à Pak Ari qu’il y a des crocodiles dans le fleuve « Ah… », Il répond, «… les crocodiles sont mes amis » !
Autant les bruits de la jungle sont menaçants quand on a peur, autant ils sont hypnotiques quand on y couche. Une pluie fine tombe pour rafraichir la nuit et le chant du moindre petit insecte est audible. Les lucioles allument les arbres.
Au crépuscule les filons de brume cachent le détail qui se révèle graduellement aux premiers rayons du soleil sur le plat miroir de la rivière : Orang-outan, singes Proboscis, macaques, calaos, grues, crocodiles et papillons se réveillent.
Nous repartons initiés, suivant les multiples méandres de la Sékonya, entre : Belian, Sarangan-Batu, Ramin et Méranti, précieux arbres de parfois deux mètres de diamètre. Les pertes de mercure et de la boue de l’extraction des mines d’or en amont sur la Sékonya sont nocives pour les espèces. L’eau est glauque, les poisons meurent : les « Orang-Ulu » , ou peuple de l’intérieur, habitants des « longhouses », déracinés, partent vers les villes.
Et pourtant ce milieu est envoutant, jusqu’au dernier virage de la rivière. De l’embouchure on voit plus loin, la file de cabanes et bateaux qui se pelotonnent au quai de Kumai. Pour la dernière fois Hendra lave le pont d’Epéridi et la batterie de cuisine dans l’eau de la rivière. Il prépare deux cartons d’ordures qu’il lance à l’eau à l’approche du quai. Tant pis, ils ne se distinguent pas des autres parmi des vielles chaussures, plastique, écorces de noix de coco, coquillages et déchets métalliques. Mais quelqu’un a eu la bonne idée de garder propre la jungle. Pas autant d’habitants c’est sur, et peu de corps étrangers. J’ai quand même vu un jeune Orang-outan peler soigneusement, comme un étrange fruit métallique, une canette de cola. Il suce le jus sucré : ils aiment les sucreries.